Wednesday, August 27, 2008

Un amour interminable

Comme vous le savez tous (oui, tous!), je termine depuis maintenant plusieurs années un doctorat en philosophie. Et ça serait bien que je le finisse pour de bon très bientôt, parce que la philosophie, comme je m'en rends parfois compte, ce n’est pas très bon pour le couple.

C’est vrai, quoi. Parfois, moi, je discute d’un point de vue com-plè-te-ment détaché des contingences de la vie. Je suis dans le méta-discours, mes loulous. Ça, c’est le discours au sujet du discours, loin, très loin, que dis-je, à une distance intergalactique du plancher des vaches.

J’hypothèse. Je théorise. J’épistémologise. Et soudainement, alors que je m'y attends le moins, on se met à me prendre au sérieux.

C’est pas juste.

Mère indigne – L’autre jour, je suis tombée sur un site Web qui croyait que la nanotechnologie permettrait un jour à l’homme de devenir quasi immortel.

Frère indigne, venu souper à la maison avec Belle-Soeur indigne – De quelle manière?

Mère indigne – Bon, j’ai pas tout compris, mais certaines personnes pensent qu'avec la nano, on pourrait vivre au moins trois cents ans. Tu t’imagines, vivre 300 ans?

Le regard de Mère indigne, rêveur, croise soudain celui de son tendre époux. «Tu t’imagines, chéri? Trois cents ans. Je ne pense pas que l’humanité pourrait continuer à fonctionner avec son schème idéalisant de couple-heureux-vivant-ensemble-pour- toujours.»

Père indigne – Qu’est-ce que tu veux dire?

Mère indigne – C'est évident. À la limite, c’est faisable de passer, disons, cinquante ans avec la même personne. Mais cent? Cent cinquante? Deux cent cinquante?? Les manies de l’être aimé doivent commencer à vous tomber sérieusement sur les nerfs. «Georges, voilà deux-cent-huit ans que je vous regarde vous gratter l’entrejambe tous les matins que Dieu a créés. J’en ai marre. Élargissons nos horizons. Vous m’avez eue toute à vous pendant plus de deux cents années, je me barre pour les quarante prochaines.»

(Notez comme Mère indigne théorise. Aucune référence à son vécu personnel. Que de l’hypothèse, de la supputation, de la conjecture ridicule sans véritable fondement. Une vraie pro.)

Père indigne – Moi, je pourrais t’aimer pendant trois cents ans.

(Notez maintenant comme Père indigne personnalise le débat. «Moi», «je», «t’aimer». C’est un incurable romantique, PI, et Mère indigne, elle, est trop prise par la dimension intellectuelle fascinante du débat pour remarquer qu’elle enfile gaffe sur gaffe.)

Mère indigne – Moui, enfin, si Georges est un bon compagnon de route, je peux comprendre qu'on reste avec lui. Pourquoi tout changer à 175 ans pour se rendre compte de toute manière que tous les hommes sont des gratteurs d'entrejambe compulsifs? Par contre, vivre deux cent-cinquante ans avec la même personne, j’aime autant te dire que la monogamie, c’est foutu.

Père indigne se tait.

Mère indigne – Non, sérieusement. C'est mort.

Belle-Sœur indigne ferme à demi les yeux, comme quelqu’un qui voit de très près un 45 tonnes se diriger tout droit vers la grande muraille de Chine avec plus de freins.

Mère indigne – Déjà que… T’as vu les études? C’est à peine si certaines personnes peuvent attendre cinq ans avant de se gratter l’entrejambe devant une nouvelle conquête. Cinq ans, voyons, qu’est-ce que je dis là, moi? Cinq jours.

Belle-Sœur indigne – Ils ont fait un épisode sur ce sujet-là dans une série télé américaine. Curb your enthusiasm. Le mari et la femme renouvelaient leurs vœux de mariage, et dans le discours de la femme, elle parlait d’amour éternel, blablabla. Le mec s’énervait en disant qu’il n’avait pas signé pour ça.

Mère indigne, à son mari chéri – Ben tu vois? Je ne suis pas la seule à avoir des inquiétudes du genre! L’éternité, en plus, t’imagines.

Père indigne, véritable diable's advocate qu’on peut presque soupçonner d’encourager Mère indigne dans sa spirale infernale de raisonnement fâcheux, vu le petit sourire qu'il a aux lèvres – Moi, si on vivait éternellement, je continuerais à t'aimer quand même. Et même après ma mort, si le Paradis existait, je t’aimerais toujours.

Frère et Belle-Sœur indigne parient discrètement sur l’issue de la lutte. Uxoricide ou maricide? Mère indigne ne part pas favorite, et ça n’est pas près de s’arranger.

Mère indigne – Le Paradis? Woah, minute! Le Paradis? Mais… mais… le mariage est un contrat qui unit deux personnes vivantes, là. Si le Paradis existe, j’exige la table rase, moi! Non, mais quoi encore? Même rongés par les vers, on va aussi continuer à se taper l’hypothèque?

Frère indigne manifeste son accord en se grattant discrètement la zone du kiki.

Père indigne, refermant le piège avec un talent et une ruse exemplaire – Dis donc, juste pour savoir, ça te prendrait combien de temps, à toi, pour vouloir changer de mari?

Mère indigne, comprenant subitement que son discours épistémologique sans fondement dans la vraie réalité avait été perçu comme une déclaration d’intention sur des projets personnels – À moi? Pour vouloir changer de…? Mais, voyons! Il n’est pas DU TOUT question de nous deux, ici! Je… je théorisais! J’hypothésais! Je méta-discourais, cibole! Tu sais bien que je t’aimerai éternellement. C’est sûr. Pas de trouble. C’est comme si c’était fait.

Silence dans la salle.

Belle-Sœur indigne – Bien essayé, mais trop tard.

***

Quelques jours plus tard, Mère indigne ayant réussi par des manœuvres connues d’elle seule à se raccommoder avec un Père indigne (qui faisait semblant d’être) ébranlé, il fallut aller au dépanneur afin de renouveler le stock de lait. Autre preuve de sa bonne volonté, Mère indigne se sacrifia.

À la caisse, une vieille dame discutait avec le commis.

Vieille dame – Moi, monsieur, je ne me suis jamais mariée. Jamais! C’est la meilleure décision que j’ai prise de toute ma vie.

Mère indigne, curieuse – Avez-vous aussi réussi à éviter les enfants?

Vieille dame – Non… J’ai deux jumelles. Mais le père est mort. Il est bien, il est avec Dieu, et bon débarras. La maudite paix.

Mère indigne – Ce n'est pas pour vous inquiéter inutilement, madame, mais si le Paradis existe, votre Roger, là, il est probablement en train de vous attendre en se la grattant.

26 comments:

Anonymous said...

Mère indigne... ouuuuuuaaaarffff !!!!!!!!!! (oups pardon je formalisais mon hilarité eh oh hep !!!!)

PS : prems ! (ça c'est la réalisation de mon côté enfantin)

Véronique said...

Bordel, ce que je me bidonne en te lisant! Merci!

Moukmouk said...

Dieu merci l'éternité n'existe pas ( dieu non plus par logique interne). Parce que 5 ans c'est bien assez pour avoir envie de se les gratter, alors 100, 1000, 1 milliard, je ne veux pas voir la grosseur des pastèques.

Caroline said...

Ophise: je vous décerne un certificat de prems de commentaires, avec une belle étoile collée dessus! (ça, c'est la réalisation de mon côté omnipotent ;-))

Véro: Merci à vous d'être passée! :-)

Moukmouk: êtes-vous en train de faire une métaphore entre le grattage de l'Empire du Milieu et le soulagement de pulsions sexuelles irrépressibles? Même moi, je n'y avais pas songé en écrivant le billet. Mais enfin, mon inconscient n'est au-dessus d'absolument aucune bassesse.

Martin Leblanc, Ph. D. said...

En général c'est les filles qui ramènent tout à leur propre vécu.

Pas moyen de faire des méta-dicours et des théories "abstraites" sur les belles filles "en général", sur la polygamie, les histoires tordues, sans se faire regarder avec des yeux ronds... :D

Caroline said...

Martin 2.0!!! Enfin, on sait où le trouver. ;-) Oui, en ce qui concerne ton commentaire, je comprends TELLEMENT votre douleur. Mais il faut quand même avouer que vous n'êtes que des obsédés. :D

Anonymous said...

Vi, vi, vi, c'est bien vrai tout ça... j'ai l'impression de reconnaître mon mien dans ton tien, c'est marrant... sensibilité, quand tu nous tiens.

drenka said...

En meme temps, si on vit 300ans, l'epilation definitive des coucouilles ca vaut le coup.

Pis apres ca grattera moins quand meme.

Garamond37 said...

C'est Martin qui a raison !
Quand je théorise, ma blonde saute sur mon dos et m'accuse de toutes sortes d'intentions malveillantes à son égard et ça finit toujours par un : pis si t'es pas content, va t'en donc tout de suite !

Caroline said...

plumevive: tous de grands coeurs sur deux pattes. On ne les mérite pas. ;-)

drenka: mdr! Bonne idée!

maurice: merci d'être passé, et oui oui oui, vous avez raison!! Et Martin aussi! Et moi aussi. C'est ça qui est merveilleux dans toute cette histoire. ;-)

Anonymous said...

Je comprends ta douleur, MI, ça m'arrive tout le temps.

Moukmouk said...

Ce n'est pas le poil qui fait que ça gratte, mais l'ennui.

Christophe Berget said...

Hi hi, bravo, la fin est hilarante !!

Anonymous said...

Vive la philosophie dans le boudoir.
J'aime vous lire, je rigole à tout coup.

Anonymous said...

Il y a des lunes que je n'étais pas venue te rendre visite... et je suis bien contente de l'avoir fait ce soir! Mouahahah T'es hot :)

Denis T. said...

Je cherche le sous-texte sous le sous-vêtement. je cherche. je cherche encore... et je trouve une sorte de fatalisme, une résignation... une sorte de petite peau séchée sur le gravy de la sauce hot-chicken!

zizule said...

et après Denis t., que va bien pouvoir répondre Mère Indigne ??

je frétille d'impatience...que dis-je , je grésille

Caroline said...

christophe: merci! Et ça fait toujours plaisir de vous voir dans les parages! :-)

vignola101: pour votre mémoire, là, j'espère que vous notez que c'est le premier post dans lequel je ne parle pas du tout d'enfants! ;-)

moukmouk, vous êtes d'une grande sagesse.

caboche, anonyme: merci! :-)

Denis, mon chou, êtes-vous en train d'essayer de me faire avaler que je fais du second degré? Et pouis, dou fatalismo? dé la réziguenacionne? Moi je vois plutôt ça comme du ruage dans les brancards, mais je trouve quand même une poésie certaine à la petite peau séchée sur la gravy. Ce que ça veut dire pour mon texte? Je vais laisser vignola101, l'expert dans mon méta-discours, répondre à la question s'il le souhaite... ;-)

zizule: Grésillez, grésillez, ça fera toujours une bonne odeur dans la cuisine! ;-)

Anonymous said...

Mais au fond, peut-être que l'être humain est foncièrement maso et s'adapterait tout à fait à 275 ans de concubinage?

Après tout, il n'y a pas si longtemps, quand l'espérance de vie était de, genre, 38 ans, pensez-vous que quelqu'un pouvait imaginer de tout partager pendant 50, voire 60 ans avec la même personne? Il aurait bien rigolé, l'homme-et-la-femme d'antan. Et pourtant...

Caroline said...

mawie: vous avez peut-être un bon argument, là! L'amour peut peut-être triompher de tout, même de la nanotechnologie! ;-)

Syven said...

Vous êtes le cauchemar des mamies Caroline ! Mouahahahah ! Quel talent !
(Et puis maintenant qu'elle est prévenue, elle va pouvoir songer à fomenter un plan. C'est gentil finalement.)

Anonymous said...

"
Mère indigne, curieuse – Avez-vous aussi réussi à éviter les enfants?

Vieille dame – Non… J’ai deux jumelles. Mais le père est mort. Il est bien, il est avec Dieu, et bon débarras. La maudite paix.
"

Ah mais MI, vous en parlez quand même, des enfants.

Les labels nous suivent malgré nous, surtout quand ils sont épiés par les critiques.

Caroline said...

vignola101: Aaaaaaaah... (Exclamation émerveillée de celle à qui on ouvre les yeux.) Z'êtes fort! Vous me connaissez mieux que moi-même! Ça fait un peu peur, je l'avoue. ;-)

syven: pauvre mamie, c'est vrai! Mais une fois prévenue, elle a peut-être encore le temps de faire plein de conneries et de finalement se retrouver en enfer? ;-)

Lisa said...

Père indigne indigné.

Ça sonne bien.

Ropib said...

Recentrons un peu le débat sur le méta-discours svp. Rappelons-nous qu'avec une toute petite évolution avec tout à coup 3 générations qui cohabitent massivement nous nous sommes retrouvés avec une révolution internationale fin 60's (c'est ma toute nouvelle lecture des évènements, j'en suis assez fier, me la détruisez pas tout de suite) et qui perdure. L'humanité ne s'oriente pas du tout vers la fin de la génération, du coup si votre espérance de vie venait à approcher théoriquement de 300 ans il est fort à parier que Bébé, qui a pour objectif premier de soumettre le monde, commence par vous tuer avant d'atteindre l'âge fatidique.

Pas de raison de s'inquiéter.

Caroline said...

Ropib: vous avez raison. Ça soulage.