***
Moi, je vais vous dire franchement, en tant que parent, je trouve qu’on exagère un peu le côté émouvant du regard d’un enfant.
Vous savez, quand on entend dire que c’est tellement chouette d’avoir des enfants, parce qu’on redécouvre le monde à travers leurs yeux? Qu’on retrouve la magie des choses qu’on a fini par trouver ordinaires avec les années qui s’accumulent? Personnellement, j’ai l’impression qu’on a parfois de bonnes raisons de trouver certaines choses ordinaires : c’est parce qu’elles le sont.
Voir le monde avec des yeux d’enfants, c’est voir une limace dans le jardin et avoir envie de la manger. C’est aussi s’extasier sur quelque chose d’aussi improbable que, disons, du sable. « Maman, maman! Viens toucher comme c’est doux et chaud, du sable! » La première fois, vous souriez de l’enthousiasme de votre enfant devant une matière qui, elle le saura bien assez vite, est peut-être chaude et douce entre les doigts mais se transforme en saloperie rugueuse lorsqu’elle s’infiltre dans vos chaussures, vos cheveux, ou même pire. Néanmoins, en bon parent, vous vous exclamez, enthousiaste : « Maman change la couche de ton petit frère et elle arrive tout de suite. » Mais l’autre matière douce et chaude qui a envahi la couche de Bébé vous fait cependant oublier tout le reste.
« Maman! T’es pas encore venue toucher mon sable! », vous répète-t-on une demi-heure plus tard, d’un ton légèrement agacé. C’est que, bon sang, le sable, vous l’avez touché et retouché de nombreuses fois au cours de votre vie, et pour être franche, en tant qu’adulte, vous avez depuis longtemps découvert qu’il existe d’autres choses douces et chaudes que vous toucheriez plus volontiers que du banal sable de chez Canadian Tire. « J’arrive dans cinq minutes! », hurlez-vous, en vous empressant immédiatement d’oublier ce que vous venez tout juste de promettre.
Deux heures plus tard, on tire sur votre jupe : « Maman. Le sable. » Excédée, vous déléguez alors Bébé pour aller y toucher à votre place, au maudit sable. Ce qu’il s’empresse de faire. Et non seulement il le touche, mais il le prend à pleines mains et il le jette dans les yeux de sa grande soeur qui expérimente alors la douceur et la chaleur des grains de sables coincés sous la paupière. Elle pleure, il pleure, et vous priez pour que votre conjoint arrive au plus vite pour lancer vos deux petits monstres dans ses deux bras doux et chauds, et qui sont bien mieux d’être accueillants.
Parfois aussi, être soi-même vu à travers des yeux d’enfants, c’est pas nécessairement positif. Quand votre rejeton, dans l’autobus, vous demande de sa voix haute et claire : « Maman, pourquoi le Monsieur assis à côté de nous a les dents oranges? », vous aimeriez bien qu’il ferme ses yeux d’enfants une fois de temps en temps. Et sa bouche aussi, par la même occasion.
Et même quand ça a l’air positif d’être vu par des yeux d’enfants, on peut se poser de sérieuses questions. Vous savez par exemple que la petite voisine cultive un fétichisme avancé pour les robes de princesses et que ses yeux s’écarquillent à la moindre poupée Barbie peinturlurée comme un travesti qui se serait fait capturer par le Cirque du Soleil. Or, quand cette même petite voisine pose sur vous ses yeux d’enfants, les écarquille et s’exclame «T’es tellement bellllle Madame» alors que vous vous apprêtez à partir pour une importante réunion d’affaires, vous avez tendance à vous poser des questions sur la couleur peut-être un peu trop vive de votre nouveau rouge à lèvres ou sur la bienséance de vos talons hauts. Vous résistez à l’envie de fondre en larmes, mais vous rentrez quand même à la maison vous changer encore quatre fois avant de partir.
Et puis la redécouverte, comme son nom l’indique, c’est pas la vraie nouveauté. Ça enlève quand même le « oumph » d’une histoire de déjà savoir comment elle va finir. Pourtant, les enfants, ils peuvent écouter Aladin cinq fois de suite sans aucun problème, et ce, tous les jours pendant trois ans. Avouons que c’est tout de même préoccupant. Et parlant d’histoires qu’on répète à n’en plus finir, c’est quand on est parent qu’on se rend compte que l’humanité roule sur un capital de blagues assez restreint. Voulez-vous bien me dire comment ça se fait qu’en 2008, on est encore pognés avec Pète pis Répète? Pis la madame qui avait deux fils, Sam et Pique? Aujourd’hui, vous vous plaisez à imaginer Pète et Répète assis dans leur chaloupe, tout vieux et ridés, en train de tourner une publicité de couches pour adultes : « Tu sais comme moi, Répète, que passer sa vie sur un bateau, ça exige des solutions alternatives pour se soulager ». Et Sam et Pique, on peut espérer qu'ils ont enterré leur fatigante de mère depuis longtemps. Et on peut même imaginer qu’ils sont eux-mêmes parents de deux enfants, deux filles, qu’ils ont appelées Calamine et Vagisil, question de remettre un peu d’équilibre dans l’Univers.
Sur ce, permettez-moi de me changer les idées d’Aladin et de retourner tranquillement à la lecture de mon roman policier. C’est vrai, les intrigues sont aussi toujours les mêmes, mais au moins, c’est pas comme les vieilles blagues : les noms des personnages changent. Et tiens, je vais peut-être même accompagner ma lecture d’un petit gin tonic. Le gin tonic... Voilà bien quelque chose que je ne me lasserai jamais de redécouvrir...